LE ROMAN LIBERIA, UNE PARABOLE SUR L'IDENTITÉ ET LE MYTHE DES RACINES

Publié le par Christophe Naigeon Naviguer Écrire

Roots. Le mythe du "retour" en Afrique est tenace chez les américains noirs. L'immense succès de ce livre d'Alex Haley publié en 1976 a soulevé la question des "racines" africaines des Noirs d'Amérique, esclaves ou libres. Bien que ce best-seller mondial n'évoque pas le "retour" physique vers le continent des origines, il a tourné les regards vers lui et lancé une mode de l'Afrique chez les Noirs de l'autre côté de l'Atlantique où la Traite les avait menés dès 1619 dans la tragique colonie blanche de Jamestown.

Le livre "Racines" qui a fait porter les regards des Noirs américains vers l'Afrique. Gravure représentant le débarquement dans la colonie de Jamestown (Virginie) des 20 premiers Noirs venus d'Afrique sur un navire espagnol capturé par des Hollandais et échangés contre l'avitaillement du bateau.
Le livre "Racines" qui a fait porter les regards des Noirs américains vers l'Afrique. Gravure représentant le débarquement dans la colonie de Jamestown (Virginie) des 20 premiers Noirs venus d'Afrique sur un navire espagnol capturé par des Hollandais et échangés contre l'avitaillement du bateau.

Le livre "Racines" qui a fait porter les regards des Noirs américains vers l'Afrique. Gravure représentant le débarquement dans la colonie de Jamestown (Virginie) des 20 premiers Noirs venus d'Afrique sur un navire espagnol capturé par des Hollandais et échangés contre l'avitaillement du bateau.

L'ERREUR ORIGINELLE, LA BLESSURE IDENTITAIRE

Je me souviens, les premières années que j'ai passées à faire le reporter en Afrique, à partir de 1978 jusqu'à disons... les années 90 où le phénomène s'est ralenti, les organisations internationales, le gouvernement américain, les ONG envoyaient de préférence des Noirs en Afrique. Non contents de penser qu'ils seraient mieux acceptés comme "Occidentaux" à cause de la "proximité chromatique", nombreux ont été ceux qui poussaient la fraternisation jusqu'à s'habiller à l'africaine, surtout les femmes, diplomates, volontaires humanitaires, agents de l'USAID... Au mieux, les Africains trouvaient ces déguisements un peu ridicules de la part de ces étrangers dont ils pouvaient, au contraire, envier l'américanité. Au pire - cela on me l'a dit au Sénégal - certains voyaient comme une marque de mépris que les États-Unis leur "envoient leurs Nègres". La vision raciologique - et sa dérive raciste - du monde était encore une fois à la base, au mieux, d'un malentendu, au pire d'une blessure, parfois même d'un conflit.

Cette idée, plusieurs générations - et parfois des siècles - après, qu'une "origine" commune pourrait créer ipso facto une sorte de filiation entre les humains et les aider à se comprendre est une erreur que nous commettons tous. Quand j'ai parlé italien à New York avec un traiteur de Little Italy qui arborait dans sa vitrine des drapeaux vert-blanc-rouge mais ne comprenait rien à sa langue d'"origine", je commettais la même erreur que ceux qui croient que Gaston Kelman qui se définit comme "Noir bourguignon" (auteur de Je suis noir et je n'aime pas le manioc, Max Milo ed., 2003) comprend mieux les Africains que les habitants d'Evry où il exerce. Elle fut le terrible malentendu du Grand Retour des esclaves noirs vers l'Afrique de "leurs ancêtres", la blessure qui mena à une guerre civile atroce pendant presque 20 ans.

Cette erreur - faute - identitaire est au cœur de mon roman LIBERIA et, surtout, elle est au cœur de la crise libérienne au cours de laquelle les combattants portaient des masques pour se rendre invulnérables, se rattachant à la fois à une tradition africaine perdue depuis longtemps et à un inconscient qui leur dictait de cacher leur visage comme pour abolir cette peau qui "masquait" la différence entre Américain et Africain, source de la crise identitaire d'un pays entier jusqu'à le rendre fou. "On croyait qu'on était des Blancs" m'a dit l'un d'eux et, d'ailleurs, ceux qui se définissaient comme des Africains d'origine - les indigènes - les appelaient ainsi.

Le livre de Gaston Kelman, "Je suis noir et je n'aime pas le manioc". Photographie de 1892 au Liberia, un roi Dey et sa suite.
Le livre de Gaston Kelman, "Je suis noir et je n'aime pas le manioc". Photographie de 1892 au Liberia, un roi Dey et sa suite.

Le livre de Gaston Kelman, "Je suis noir et je n'aime pas le manioc". Photographie de 1892 au Liberia, un roi Dey et sa suite.

SI LUCY EST NOTRE ANCÊTRE, RETOURNONS TOUS EN AFRIQUE

LIBERIA est un roman qui commence en 1807 quand l'Angleterre interdit la Traite et se termine en 1865, quand, après la guerre de Sécession (civil war), l'Amérique abolit l'esclavage. Mais c'est une parabole qui nous parle d'ici et maintenant. Son ressort central est le Grand Retour des Noirs libres d'Amérique vers l'Afrique pour y créer une colonie.

Bientôt quatre siècles après le premier débarquement de Noirs à Jamestown, Virginie, les Noirs américains continuent de se poser cette question identitaire au point que l'on a remplacé le terme de Noir américain par Afro-américain (et inventé son pendant ridicule de "caucasien" pour les Blancs) , c'est, est à mon sens, la perpétuation de la faute "originelle" qui veut que l'identité soit liée à un lieu supposé être celui des ancêtres. Jusqu'où faut-il remonter ? Lucy, notre mère à tous, nous invite-t-elle à "retourner" dans le berceau de l'humanité qu'est le Rift Valley ?

Si la question de "l'origine versus la culture" est vraie pour des Américains qui n'ont rien à voir avec l'Afrique depuis quelque chose comme vingt générations pour les plus anciens et dix pour les plus récemment arrivés par la Traite, elle l'est d'autant plus en France. Moi-même qui ai beaucoup fréquenté l'Afrique et appris à connaître un peu sa diversité, je me suis surpris à essayer de tracer, en France, les pays d'origine des Noirs que j'y rencontrais. La question "d'où venez-vous" m'a souvent brûlé les lèvres. Elle pouvait être pertinente quand des accents marqués désignaient plutôt le Bénin, le Sénégal, le Mali ou la Centrafrique, quand, selon toute apparence, la personne, en effet, venait directement de "quelque part en Afrique". C'était un prétexte pour engager la conversation et "parler du pays".

Le roman LIBERIA, Tallandier ed., mai 2017.

Le roman LIBERIA, Tallandier ed., mai 2017.

IDENTITÉS REFUSÉES, IDENTITÉS IMPOSÉES...

Mais la seconde génération ? La troisième ? Celle des enfants de l'école de la République dont les ancêtres d'adoption sont des Gaulois, des Grecs, des Celtes, des Romains ou des Wisigoths ? Celle de ceux qui appris la fraternité des tranchées de la Grande Guerre ? De ceux qui ont acquis ce qu'on appelait la culture ouvrière et pour qui la conscience de classe est plus forte que celle de la "race" ? De ceux qui ont fait leurs études à la Sorbonne ou dans un CHU ? Et même de ceux qui n'ont d'autre choix d'être dealers dans une cage d'escalier ? Il n'y a pas d'Afrique pour eux. Elle ne veut rien dire. Le renvoyer à l'identité de leur "origine" est non seulement une bêtise, mais c'est causer un malentendu - une escroquerie ? - qui conduit à se chercher d'autres identités en remplacement de celle vers laquelle on les renvoie toujours, leur refusant ainsi celle de Français.

Pour rire, rappelons-nous ce dessin de Reiser : devant un bureau du PMU, il y a la queue. Dans la file un homme dit : "toute la semaine, je suis un bougnoule, le dimanche je suis un turfiste". Reiser n'avait pas besoin de 500 pages comme moi pour nous donner à entendre une parabole. Mais, pour rire moins, voyons les identités de remplacement.

D'abord celle qui leur colle à la peau autant que celle de leur origine africaine, celle de leur origine banlieusarde. Double peine. Double nationalité : Africain (Maghreb ou Afrique noire) ET ressortissant du Neuf-Trois, de Vénissieux, des Quartiers Nord... Qui supporterait cette injonction contradictoire ?

Identité de Noir ou d'ouvrier, conscience de "race" ou conscience de "classe", combat pour les droits civiques ou les droits sociaux ? Après l'esclavage, le Noir américain a deux identités, deux combats parallèles.
Identité de Noir ou d'ouvrier, conscience de "race" ou conscience de "classe", combat pour les droits civiques ou les droits sociaux ? Après l'esclavage, le Noir américain a deux identités, deux combats parallèles.

Identité de Noir ou d'ouvrier, conscience de "race" ou conscience de "classe", combat pour les droits civiques ou les droits sociaux ? Après l'esclavage, le Noir américain a deux identités, deux combats parallèles.

... ET IDENTITÉS DE SUBSTITUTION

Du coup, certains s'inventent ou on se revêtent d'identités auxquelles ils s'accrochent et qu'ils défendent avec la ferveur  du néophyte. Ou du naufragé. Comme les Jets et les Sharks, deux bandes d'immigrés de New York qui s'affrontaient dans West Side Story, des tribus françaises revendiquent et défendent des territoires : un bloc d'immeubles, un collège, un quartier. D'autres se revendiquent d'une religion en y prenant ce qu'il y a de plus clivant. D'autres  adhèrent à des clubs de supporters de football radicalisés. Pour toutes ces causes structurantes quand il n'y a pas d'autre offre identitaire, on peut tuer ou mourir. Pas pour la patrie, pas pour la politique, pas pour la justice, toutes ces choses de Français, identité qu'on leur refuse. 
Au Liberia, pendant la guerre, tous les combattants se désignaient comme Freedom Fighters. Ils disaient combattre pour la liberté, les uns contre les autres, dans des factions et des sous-factions, contre les Blancs, ces Noirs venus d'Amérique cent cinquante ans plus tôt. La liberté de qui ? Des indigènes - le camp des Noirs -  contre les colons - le camp des Blancs ? Des Mandingues - plutôt musulmans - contre les ethnies animistes converties par des évangélistes fanatisés ? Des milices de Samuel Doe contre celles de Prince Johnson contre celles de Charles Taylor qui revendiquaient des territoires : les plantations d'hévéa de Firestone, les gisements de diamants, les mines de fer, la zone franche portuaire ? Car, bien entendu, derrière ces identités et les pulsions de mort qu'elles induisent, il y a toujours des chefs qui s'enrichissent.

Liberia : guerrier Mandingue et femme-soldat
Liberia : guerrier Mandingue et femme-soldat

Liberia : guerrier Mandingue et femme-soldat

VOUS AVEZ DIT "ANCÊTRES" ?

La liberté ? Liberia, quel joli nom pour un pays ! Quelle belle devise que les colons lui ont donnée en le proclamant indépendant en 1847 : "L'amour de la liberté nous a conduits ici". La liberté pour qui ? Pour eux seuls. Car les Noirs venus d'Amérique à qui on avait fait croire qu'ils allaient retrouver leurs frères, dès qu'ils ont mis le pied à terre en Afrique ont compris que la couleur de la peau ne réunit pas les hommes. Dans une lettre à son ancien maître, Peyton Skipwith, l'un de ces esclaves envoyés sur la terre de ses ancêtres, écrit :

" C'est une chose étrange que de penser que ces gens sont appelés nos ancêtres. Dans ma pensée actuelle si nous avons eu de quelconques ancêtres, ils ne pourraient être comme ces tribus hostiles. Dans cette partie de l'Afrique, si vous essayez d'appliquer les bons principes et que vous essayez de faire tout ce que vous pouvez pour eux, ils restent vos ennemis. Nous avons des guerres perpétuelles avec les indigènes tout autour qui sont très sauvages et pensent qu'ils ont l'avantage sur nous. "

Mais c'était trop tard. Sans espoir de retour en Amérique, ces Noirs découvraient l'erreur - la supercherie - identitaire qui les avait donné l'espoir d'une Terre promise pour tous ceux qui avaient eu à souffrir de l'esclavage. Roots ? Non, pas de racines. À peine arrivaient-ils en Afrique qu'ils découvraient que leurs racines étaient en Amérique. Appelés Whites par les sauvages indigènes qui, eux, avaient tout de suite compris que la couleur ne faisait rien à l'affaire, ils se sont accrochés à cette identité-là. Blancs. Et, puisqu'ils n'étaient plus esclaves et qu'ils ne connaissaient rien d'autre que le statut de maître ou d'esclave pour vivre et gouverner, ils ont choisi d'être les maîtres par la force de la Bible et de la Technologie, désignant leur frères, vivant à moitié nus, polygames, adorant des dieux monstrueux et vendant des esclaves, comme devant devenir leurs esclaves.

Les armoiries du Liberia : "L'amour de la liberté nous a conduits ici". La pendaison d'un esclave noir en Amérique. La pendaison d'un chef indigène par les colons du Liberia.
Les armoiries du Liberia : "L'amour de la liberté nous a conduits ici". La pendaison d'un esclave noir en Amérique. La pendaison d'un chef indigène par les colons du Liberia.
Les armoiries du Liberia : "L'amour de la liberté nous a conduits ici". La pendaison d'un esclave noir en Amérique. La pendaison d'un chef indigène par les colons du Liberia.

Les armoiries du Liberia : "L'amour de la liberté nous a conduits ici". La pendaison d'un esclave noir en Amérique. La pendaison d'un chef indigène par les colons du Liberia.

"BLANC-NOIR" DEVIENT "MAÎTRE-ESCLAVE"

L'ambiguïté identitaire Américain ou Africain par laquelle ils avaient été trompés s'est transformée en une identité claire et structurante : maître blanc.

Ce dont ils ne pouvaient se douter est qu'en prenant l'identité de l'Amérique qu'ils avaient quittée, fiers de devenirs les héritiers des colons d'Europe qui avaient fait les États-Unis (en se débarrassant des Indiens), ils s'engageraient sur le même chemin, répétant la faute de la soumission de l'autochtone et de l'esclavage, héritant ainsi du même destin qui a conduit à la guerre de Sécession d'un côté de l'Atlantique et, 120 ans plus tard, au coup d'état de l'indigène Samuel Doe. En 1980, ce sergent de l'armée libérienne fera fusiller trente membres du gouvernement des descendants des colons, des Blancs, sur la plage où les premiers Noirs américains avaient débarqué en 1822.

Vous avez dit Racines ? Le roman LIBERIA est l'antithèse de "Roots"

Monrovia 1980. Le sergent-chef "indigène" Samuel Doe fait fusiller 30 membres du gouvernement des descendants des colons d'Amérique sur la plage de Monrovia où ils avaient débarqué pour la première fois en 1822.

Monrovia 1980. Le sergent-chef "indigène" Samuel Doe fait fusiller 30 membres du gouvernement des descendants des colons d'Amérique sur la plage de Monrovia où ils avaient débarqué pour la première fois en 1822.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article