MONSIEUR WEAH, NOUBLIEZ PAS L'HISTOIRE

Publié le par Christophe Naigeon écrire l'histoire

Lettre ouverte au président du Libéria, George Weah

George Weah, célèbre footballeur devenu président du Libéria, va devoir réconcilier les Libériens avec leur Histoire.

 MONSIEUR WEAH, NOUBLIEZ PAS L'HISTOIRE

 

Monsieur le président,

pardonnez mon incompétence footballistique. Pire encore, d'avoir ignoré jusqu'à votre existence lorsque, à différentes phases de la guerre qui a emporté votre pays dans la tourmente, je passais des semaines à Monrovia sans savoir que vous, le Libérien le plus célèbre en Europe, étiez le seul Africain détenteur du Ballon d'Or.

Le Libérien qui faisait alors l'objet de mon attention s'appelait Abraham, alias Hitler-the-Killer pour ses camarades de guérilla, enfant-soldat dont la seule famille était son arme, sa "sister Beretta", pistolet-mitrailleur réservé aux gamins trop faibles pour porter une kalash, son seul moyen de se défendre et de survivre par le pillage.

 

DEUX JEUNESSES LIBÉRIENNES

En 1981, quinze ans plus tôt mais au même âge que lui, alors qu'il avait déjà tué dix personnes et prélevé le cœur de ses victimes pour les donner à manger à son chef, le général Pepper-and-Salt, vous commenciez votre carrière au club libérien des Young Survivors. Les jeunes survivants…

Tandis que je tentais en vain de mettre à jour le secret ressort de ce conflit qui résistait à tous mes outils de journaliste, je ne pouvais pas imaginer quels matches intérieurs devaient se jouer dans l'esprit du glorieux attaquant que vous étiez sur les pelouses d'Europe alors que son pays était ravagé. Quelle insouciance ! aurais-je alors peut-être pensé. C'eût été une erreur. Rentrer au pays ? Dans le camp de quel chef de guerre, tous plus odieux les uns que les autres ? 

Monsieur le président, je n'ai eu vent de vous qu'en 2003, lorsque, sous l'égide des Nations-Unies, le Libéria débarrassé de Charles Taylor entrait dans la phase préparatoire des élections démocratiques qui finiront par aboutir au choix d'Helen Johnson Sirleaf en 2005, contre vous, déjà candidat. Mais en 2003, vous ne vous étiez pas encore déclaré comme prétendant.

 

L'UNIVERISTÉ DES VIDÉO-CLUBS

De retour dans l'équipe nationale du Libéria, héros aux 567 sélections et 266 buts professionnels, vous aviez compris à quel point vous pouviez être un modèle pour la jeunesse perdue du Libéria. Vous vous préoccupiez de ces gamins de la rue et de la guerre qui n'avaient pas eu la chance, comme vous, d'aller à l'école du foot, de club en club jusqu'à la consécration. Eux, ils n'avaient été dans aucune autre université que celle des vidéo-clubs de la ville où ne passaient que des films ultra-violents dans lesquels seuls les méchants mouraient de la main de supermen armés jusqu'aux dents.

Illettrés, ignorants de tout, sans ressources, orphelins, prostitués, petits voleurs et apprentis assassins, enrôlés dans les milices, ces enfants, garçons et filles, n'avaient d'autre éducation que celle des chefs de guerre qui les envoyaient se battre, shootés au crack, déguisés en Mickey-Mouse ou en Bruce Lee, en Rambo ou en Blanche-Neige parce que l'habit devait les rendre invincibles, comme dans les séries télé, comme dans les cartoons, comme dans leurs croyances africaines dévoyées. Ils défilaient en brandissant des têtes coupées sur un rythme de rumba. Le Libéria avait perdu tout repère, le bien et le mal, la vie et la mort, même, n'avaient plus de sens.

 

LE FOOT-PÉDAGOGIQUE

Je me souviens qu'avec le Comité International de la Croix-Rouge vous avez alors imaginé remplir le stade de Monrovia avec ces gamins et jouer au "foot-pédagogique" pour leur réapprendre la vie parmi les humains. Un premier match sans aucune règle. Plusieurs ballons, plusieurs gardiens, mains autorisées, nombre de joueurs indéterminé… Au début, c'était drôle. Mais très vite ils ont vu que "no rule is no fun". Pas de jeu, pas d'intérêt, pas de suspense sans règle ni sans arbitre. C'était le commencement de l'apprentissage de la vie sociale.

Je ne sais pas ce qu'est devenue l'expérience, pas plus que mon ami Abraham alias Hitler mais vous avez aujourd'hui semble-t-il le soutien de le jeunesse et de ceux qui, small soldiers ou street boys à l'époque sont devenus des adultes et, espérons-le, des démocrates.

Si la paix est revenue et que l'alternance politique est enfin possible au Libéria, vous savez bien que le prix Nobel décerné à votre prédécédrice Helen Johnson Sirleaf, s'il a récompensé son action pour la paix et le retour à la démocratie, n'a pas consacré le développement économique ni la fin de la corruption. Car là aussi, vous devez prouver que "c'est mieux avec des règles". Plus difficile avec ceux qui sont confortablement installés dans les rouages du pouvoir et de l'économie qu'avec des enfants, aussi endurcis soient-ils.

 

LE MODÈLE DE L'ESCLAVAGE

Mais, un travail important pour la fabrication en profondeur d'une conscience libérienne sera de réconcilier le pays avec son Histoire. Bien sûr, les nations se construisent sur des "récits", des mythes, des épopées plus ou moins enjolivées et le Libéria n'y échappe pas, lui dont la légende est celle de la terre promise aux Noirs affranchis d'Amérique. "La Liberté nous a conduits ici" est la devise du pays donnée par ces colons venus d'outre-Atlantique – certes Noirs, mais américains avant tout – qui ont reproduit en Afrique ce que les colons Européens avaient fait en arrivant en Amérique.

Cette "liberté" qui a fait le nom de leur pays en 1847 n'était que la leur. Pour les indigènes africains, interdits de citoyenneté, c'était au contraire la domination, puis l'esclavage. Les colons – que les autochtones appelaient les Blancs – étaient d'autant plus enclins à leur réserver ce sort qu'ils avaient été envoyés en Afrique sans autre idée de gouvernance que le modèle maître-esclave. Ils n'étaient plus esclaves, ils sont devenus d'autant plus facilement les maîtres que les natives étaient ceux qui avaient vendu leurs ancêtres aux négriers et qui, quand ils arrivèrent, continuaient à se livrer à la traite.

 

LE MODÈLE DE LA DICTATURE

Il aura fallu attendre 1980 pour que Samuel Doe, sergent-chef illettré, prenne le pouvoir au nom de la colère des "indigènes" contre les américo-libériens, oligarchie qui ne représente que 5% de la population du pays mais la totalité du pouvoir et des richesses. Il a assassiné le président Tolbert, successeur d'une lignée ininterrompue d'anciens colons, et fusillé 13 membres du gouvernement sur la plage où les premiers venus d'Amérique avaient débarqué en 1822. Mais, comme les premiers américains qui mirent le pied sur cette côte, Samuel Doe ne savait rien de la démocratie. Il institua une autre dictature.

Dix ans après, Charles Taylor –père américain et mère américo-libérienne – est arrivé "pour rendre la liberté aux Libériens", mais un autre chef de guerre, Prince Johnson, l'a devancé en torturant et exécutant Samuel Doe devant les caméras de télévision. C'était le début de la guerre civile, avec l'éclatement en factions et sous-factions dont le but n'était plus que le partage du gâteau.

 

UN NOUVEAU RÉCIT FONDATEUR

Monsieur le président, qui ne vous appelez ni Tubman, ni Tolbert, Taylor, ni Sirleaf pour ne citer que les quatre derniers aux noms venus d'Amérique – ceux des anciens maîtres du temps de l'esclavage – mais George Manneh Oppong Ousman Weah, patronyme qui vous marque comme un enfant de l'Afrique d'avant la colonisation, vous allez devoir vous atteler non seulement à la réconciliation d'anciens belligérants, mais aussi réconcilier le pays avec son Histoire pour le libérer du piège dans lequel la "légende du Libéria" l'a fait tomber. Les colons du XIXe siècle pensaient être investis par l'Amérique d'une mission civilisatrice, ils croyaient que leur pays était un État américain, que leur "mère patrie" ne les abandonnerait jamais. Or, depuis que le premier bateau est arrivé à Cap Monserado, ils ont compris qu'ils avaient été tout simplement foutus à la porte d'une Amérique qui n'en voulait plus, qui avait peur d'eux, qui  prévoyait la fin de l'économie esclavagiste. Ce pays est né d'une escroquerie morale dont les planteurs du Sud sont à l'origine.

L'Histoire du Libéria – pas la légende – n'est pas assez racontée. Maintenant que vous êtes président, racontez-leur, ils doivent la connaître pour mettre fin à cette guerre contre eux-mêmes. La paix ne suffit pas, il faut cet apaisement. Un nouveau récit fondateur ?

 

Christophe Naigeon

Journaliste, historien africaniste

auteur du roman LIBERIA, Tallandier Ed. 2017

 

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